Je me suis trompé

Je me suis trompé.

     Très lourdement trompé. « Lourdement » signifiant soit qu’il y a eu erreur totale d’appréciation, comme confondre le blanc et le noir par exemple, ou le haut et le bas, ou un feu vert avec un feu rouge, ou que l’erreur en question, même minime en apparence a causé un dommage considérable. Aucun dommage irréversible ne m’a été causé. L’erreur dont je parle ne m’a pas façonné, ni modifié ni transformé ; elle m’aura juste accompagné ; mais elle l’aura fait pendant trente ans.

     Il m’aura fallu très peu de temps après mon arrivée à Mayotte pour prendre acte de l’énorme différence culturelle entre Mayotte et l’Occident, d’où je venais et dont j’étais issu. C’est d’ailleurs cette différence, ou plus exactement cette kyrielle de différences qui, à salaire égal, m’avait fait choisir d’enseigner à Mayotte plutôt qu’à Saint Pierre et Miquelon. Température et climat bien sûr, moi qui n’aime pas le froid, couleur de peau, bien évidemment, différence immédiatement visible, puis religion, langage, habitudes alimentaires, comportementales etc. Ce qui est différent, voilà finalement ce qui m’aura toujours attiré. Si je suis devant un plateau sur lequel il y a un seul abricot parmi une dizaine de pêches mon premier désir se portera toujours sur l’abricot ; je ne le fais pas exprès mais je suis fait comme ça semble-t-il. Venir travailler à Mayotte fut donc une bénédiction ; un peu comme si j’avais travaillé pendant des vacances ; boulot plus dépaysement ; programme scolaire plus exotisme ; bermuda, sandales et cocotiers sitôt sorti de la salle de classe. J’ai adoré ces contrastes tout comme j’ai adoré me sentir étranger. A Mayotte je fus servi. Blanc chez les Noirs, vieux en face des jeunes, qu’ils fussent élèves en Anglais ou joueurs de foot à l’entrainement, célibataire chez des épris du mariage, chrétien très négligent chez des musulmans très appliqués, et surtout, surtout, peintre en tableaux au milieu d’une population pour laquelle, et dans son ensemble, la peinture n’avait pas le moindre début de commencement d’intérêt. Vraiment pas dans la culture du tout. De plus je ne parlais pas le mahorais et très peu d’habitants de Bandraboua, mon premier village parlaient le français. J’aimais la différence ? Mayotte c’était la différence à son apex. Au collège, ou sur le terrain de foot, les dissemblances se faisaient peu sentir. On est là à l’heure, (ou pas), on travaille, on écoute, on parle quand c’est notre tour, on fait plus ou moins les exercices demandés, on répète, on corrige ; très peu de distinguo finalement entre ce que j’avais fait au lycée de Stenay et ce que je faisais au collège de Dzoumogné ou sur le terrain de foot de Bandraboua. Dans une très grande proportion les différences culturelles s’arrêtaient à l’entrée de la salle de classe et aux limites du terrain de foot. Tout comme elles s’arrêtaient sur le seuil de ma maison puisque je pouvais passer mes journées à peindre sans avoir à me confronter au monde extérieur. Le choc des cultures était manifestement très supportable et le quadragénaire blanc que j’étais a pu vivre ses quatre ans d’enseignant au milieu de Mahorais et Mahoraises beaucoup plus jeunes que lui sans traumatisme particulier. « A côté » convient d’ailleurs mieux que « au milieu ». Mes logements ont toujours été au milieu des maisons du bourg mais j’ai toujours pris grand soin de distinguer ce qui est chez moi de ce qui est chez les voisins. J’assistais à toutes les cérémonies du village et à bon nombre de fêtes, religieuses et civiles ; lorsque l’occasion m’en était donnée je partageais les repas de mes voisins ou de mes amis, mangeant avec eux, selon leurs habitudes, ou c’était moi qui invitait et cuisinait selon mes habitudes ; j’allais encore les samedis soirs danser mes ultimes contorsions aux bals poussière sur le terrain de basket à côté de chez moi, avant d’aller le lendemain dans un creux de campagne, laisser libre cours aux élucubrations des esprits et danser toute la nuit sur des rythmes de percussions de plus en plus rapides, jusqu’à ce que transe et alcool s’allient pour me faire tomber dans les fourrés et y dormir lourdement, en compagnie d’autres inquiets qui avaient eux aussi tenté de tutoyer les djinns ; mais une fois rentré chez moi je vivais comme un vieux Blanc qui avait conservé presque toutes les habitudes qui avaient été les siennes depuis l’enfance. Les deux cultures se côtoyaient mais ne s’interpénétraient pas. Cela a duré quatre ans et je trouvais ça parfait. C’est ici que se situe mon erreur. Depuis le tout début, depuis la prise de conscience que ma culture était à bien des égards très différente de celle de Mayotte et de sa région, j’ai entretenu le fantasme d’être un lien entre les deux. Je voulais être un point de perméabilité entre les deux cultures, et ceci uniquement avec mon travail. Ce fut un échec. Je n’y crois plus. Peut-être est-ce que ça surviendra après ma mort mais ce qui se passera après ma mort ne fait pas partie de mes espoirs. Je continue aujourd’hui, non pas à y croire mais à faire comme si. Et je n’ai guère le choix de toute façon, je ne peux rien faire d’autre ; il est trop tard. Et puis ce rêve était beau ; « point de perméabilité » ; j’avais l’impression de m’être défini presque complètement, transformant mon acharnement en persévérance, mon obstination en but ultime, ma psychorigidité en idéal. 

Tout commentaire injurieux sera systématiquement supprimé.

3 commentaires

  1. Olivier

    Voilà un très beau papier.
    Dans sa construction tout d’abord. Il nous tient en haleine. L’erreur est annoncée sans être décrite. Elle n’est révélée que dans les ultimes lignes de façon magistrale !
    Sur le fond, cette erreur originelle fait de toi un artiste, qui peint et qui écrit. Tes tableaux sont beaux à voir, tes écrits sont beaux à lire. Si tu n’es pas le point de passage entre deux réalités si différentes, tu es certainement un pourvoyeur du beau. Nul besoin de savoir les intentions des peintres pour admirer leurs œuvres ; leurs motivations leurs appartiennent. On peut aller aux musées sans lire les notes qui explicites les productions. Le spectateur est touché, cela suffit à rendre le temps du regard la vie plus légère.
    Tu es aimé en tant que peintre et en tant que personne.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *