Moroni (Grande Comore) Le port aux boutres

     Anjouan a été la première des Comores indépendantes à laquelle j’ai rendu visite ; c’est la plus proche de Mayotte. C’était il y a trente ans. Je pris vite l’habitude de faire des escapades sur l’île, où je m‘y trouvais bien, avant que je ne me décide d’aller voir à quoi la Grande Comore, plus au nord, pouvait bien ressembler. C’était le siège de la capitale après tout, il me fallait faire sa connaissance. Je me souviens l’avoir trouvée très différente, à la fois de Mayotte et de Anjouan. Rugueuse, austère, grise, taillée dans la lave froide de son volcan encore en activité, Moroni, sa capitale s’étalait sur plusieurs kilomètres de front de mer et offrait des vues qui m’ont rappelé des livres que j’avais lus étant enfant, où l’on rencontrait des marchands vêtus de djellabas, naviguant sur des boutres, des femmes voilées, des sultans et leurs lourds palais de pierre, des turbans, des sabres dorés, des épices, de l’or et des perles, des arômes et des nuits bienveillantes que le voyageur passait, enfin apaisé, allongé sur la grève à contempler un ciel immense peuplé d’un infinité d’étoiles. Aujourd’hui la modernité tentait de s’y installer, avec ses embouteillages de voitures rafistolées pour la plupart, ses bâtiments administratifs décrépits, ses constructions en parpaings à la fois plastronneuses et inachevées. Les boutres ne prenaient plus la mer depuis longtemps et ceux qui restaient encore prêtaient leur carcasse éventrée aux marchands de riz ou de ciment qui s’en servaient pour décharger les cargos mouillés au large du port creusé au pied de la grande mosquée blanche, le hiératique et véritable emblème de la cité. La médina montait la garde autour du lieu de prière, paisible et sereine, évoquant une grande dame fatiguée qui avait, à l’évidence, été très belle lorsque les boutres faisaient leurs allers-retours vers Zanzibar. J’étais arrivé un siècle trop tard. Je l’ai bien aimée cette ville la première fois que j’y séjournai et même les quelques fois suivantes. Je m’y sentais étranger. Plus qu’à Mayotte, qui parlait français, qui administrait français, qui construisait français. A Moroni, et partout en Grande Comore les hommes marchaient tous d’un pas rapide, vêtus d’une djellaba blanche, coiffés d’un kofié, costume si généralement, si universellement porté qu’il faisait immanquablement penser à un uniforme, comme on pouvait le voir chez les habitants de la péninsule arabique. La plupart d’entre eux avaient un cartable à la main et tous donnaient l’impression de savoir exactement où ils voulaient aller et d’y être impatiemment attendus. Beaucoup de femmes étaient habillées en noir, une autre très grosse différence d’avec Mayotte. Bref la première impression que j’eus de la Grande Comore c’est que j’y découvrirais des choses nouvelles mais qu’on ne devait pas y rigoler tous les jours
     Cependant je trouvai les gens courtois, plus qu’à Mayotte, loquaces, plus qu’à Mayotte, empressés, bien plus qu’à Mayotte, et tout à fait disposés à aborder avec l’étranger que j’étais tous les sujets qui méritent d’être abordés, à savoir la société et la façon dont elle fonctionnait, l’existence de Dieu, l’Art et bien sûr la politique, LE sujet de prédilection de l’île, je m’en rendrai assez vite compte. Je continuai à aller à Moroni de temps à autre, mais bien moins souvent qu’à Anjouan, laquelle était plus proche, plus hédoniste, beaucoup plus colorée, surtout dans sa lumineuse médina, mais j’aimais le contact avec la population de la Grande Comore, les gens simples surtout, que je trouvais, souriants, pondérés, avenants et pas xénophobes pour un sou. Puis je fis la connaissance de quelques aristocrates et là tout s’est gâté.
     Comme partout la société comorienne est régie par une élite. Une élite non énarque mais aristocratique, dont les membres sont tous et toutes des descendants de princes, de sultans, parfois de leurs maîtresses, ou de leurs proches administrateurs. Une aristocratie arabe. Là encore on est à des années-lumière de Mayotte. Avec une particularité qui veut que la parole publique ne soit réservée qu’aux membres de cette aristocratie, dénommés les notables. L’ascenseur social comorien consiste donc à devenir notable. On ne demandera pas à un notable d’être efficace mais de se conduire selon les normes en vigueur, dans toutes les circonstances, bref d’être strictement conforme, moyennant quoi il sera autorisé, au moment opportun, à exprimer son opinion en public. Opinion dont nul ne tiendra vraiment compte puisqu’au-dessus des notables on a les grands notables, qui eux n’en font qu’à leur tête. Je voyais de l’exotisme là-dedans, ma curiosité était éveillée, j’étais amusé, et j’étais même vaguement reconnaissant que dans leur magnanimité insigne Leurs Altesses voulussent bien prêter de l’intérêt à ma conversation. Sans que ça aille toutefois jusqu’à m’inviter à dîner, faut pas exagérer non plus. Les années passèrent, à raison d’une visite tous les deux ou trois ans à peu près, j’y fis quelques tableaux ; jusqu’en 2017, année où j’écrivis « Liberté Egalité Magnégné ».
     Le livre (480 pages) parle presqu’exclusivement de Mayotte et montre presqu’exclusivement des tableaux de Mayotte. Et si l’on veut parler de Mayotte il arrive toujours un moment où l’on doit parler de ses chatouilleuses . En écrivant le chapitre « Qui aime bien chatouille bien » je me suis imaginé femme, à Mayotte, dans les années 60-70 et je suis arrivé à la conclusion que si ça avait été mon lot j’aurais très certainement fait partie des chatouilleuses, je n’ai là-dessus pratiquement aucun doute. J’eus alors l’audace de faire part de mes conclusions à quelques aristocrates de Moroni, en leur précisant que les femmes de Mayotte avaient eu tout à fait raison de prendre leurs distances d’avec les Comores lorsqu’elles en avaient vraiment eu l’occasion, puisque de mémoire de Mahorais rien de bon n’était jamais venu à Mayotte en provenance des Comores voisines, mais que ça avait été au contraire razzias incessantes, rapine, mépris oh mais quel mépris ! pour ces bouffeurs de hérissons qu’était la populace mahoraise, et que leur attitude donc, à ces femmes de Mayotte était tout à fait compréhensible, et que ça ne me paraissait pas déraisonnable d’attendre un peu avant de penser unité, qu’on devait d’abord résorber les vieilles rancœurs et qu’après on verrait, un jour, peut-être, Inch’Allah, mais pas demain, ça c’était certain. Ça ne plut pas. Au point que j’eus l’honneur et la reconnaissance d’être érigé en « ennemi des Comores de la pire espèce » (fin de citation) par un de ces grands notables qui avait fait de Mayotte son mépris fondateur. Je demeure aujourd’hui intimement persuadé qu’aucun rapprochement avec Mayotte ne sera possible tant que les aristocrates-poil-aux-pattes ne reconnaîtront pas à quel point leurs ancêtres ont été insupportables. Peu d’espoir de ce côté-là dans un avenir proche. Mais j’ai rencontré des Comoriens beaucoup plus ouverts, avec lesquels il est possible d’évoquer l’histoire de Mayotte sans se fâcher ; ils sont tous en métropole.
    

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3 commentaires

  1. SEDA Ibrahim

    Belle lecture sur cette aristocratie méprisante, il n’y a pas que mes cousins mahorais qui en subissent les mépris de ces princes sans pain, des grands comoriens appelé washendzi ou watrwana, des descendants des anciens esclaves en subissent aussi leur part de d’indifférence de la part des sultans sans pain. Cette société est en déconstruction mais personne ne veut l’admettre, tout le monde fait semblant d’aimer l’autre, de vivre en harmonie avec l’autre alors qu’en réalité c’est du théâtre ou chacun fait l’effort de jouer le rôle attribué par ses parents et la famille ou la lignée qu’il descend. Dans le terme «grand» on ressent déjà la supériorité supposée du grand comorien qui par son arrogance voudrais que tous les comoriens soient à ses pattes poilues😂. Parlant de moi personnellement, ma femme n’est pas la bienvenue dans ma famille car j’ai choisi celle qui ne les conviendra jamais, elle n’est pas d’une famille princière ou descendant du prophète Mohammad et tous les magnégné qui vont avec, et on me l’a fait savoir par l’intermédiaire d’une de mes nièces, qui est très méritante de son statut de méprisante car issue de deux familles nobles de la Grande-Comore et d’Anjouan, elle n’est ni mshendzi ni m’matsaha. Tu dois encore et encore creuser pour trouver la source de cette déconstruction archipelique des Comores. Où chacun porte bien son masque dans ce grand bal des sultans sans pain et des makoua sans racines.
    De toutes les façons comme l’a si bien dit Cheikh Isonko un fou originaire du Nord Est de la Grande Comores, nous sommes tous des Wadjahazi, des gens du boutre, personne n’a germé de ces terres volcaniques. On est tous chez nous.

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