J’arrête!

Pas besoin de mettre de légende, tout le monde voit bien que ce sont des femmes qui font leur lessive à la rivière; toutes des clandestines, vraisemblablement; allez ouste! Je te foutrais tout ça dehors moi, ça va pas traîner!

     J’arrête. J’arrête complètement de vouloir être aimé par les Mahorais. Qu’ils se débrouillent sans moi. Je ne peins ni n’écris maintenant que pour moi et pour mes amis. Trente ans de vie et de peinture à Mayotte et je n’ai toujours aucune reconnaissance ni aucune audience. Pas un Mahorais, pas une Mahoraise ne trouve le chemin de mon atelier ; aucun ni aucune n’établit le moindre petit début de contact à la suite de publications, sur facebook ou sur mon blog. Pire, lorsque j’exprime une opinion, sur Wuambushu par exemple, elle est ou ignorée, ou supprimée, ou attaquée sauvagement par les lecteurs Mahorais, ou Comoriens, peu importe, ils réagissent de la même façon ; mais si une opinion semblable est exprimée par un autochtone, surtout s’il est localement connu, alors tout le monde applaudit et tout le monde le trouve génial. Pour les locaux mon avis ne compte pas et si je le donne trop souvent il agace ; après trente ans de vie et de travail ici. Echec. C’est le mot qui convient. Je suis pourtant connu par beaucoup, du nord au sud et d’est en ouest. Je ne suis pas ignoré, comme j’ai voulu le croire pendant longtemps ; je suis exclu. Je suis interdit d’intégration. Je n’ai pas de siège dans le grand cirque social. Un strapontin m’est consenti, au pigeonnier, d’où l’on me permet de peindre, et d’observer, et de me taire. J’aurai été comme ces petits chiens, frétillants du derrière, dégoulinants du désir d’être caressés, mais que l’on chasse, d’une chiquenaude au début puis de coups de pied, de plus en plus fort au fur et à mesure qu’ils s’entêtent. Bon, c’est comme ça. Il m’aura fallu trente ans pour comprendre, trente ans pour accepter, voilà, c’est fait ; j’arrête. Je peins et j’écris désormais pour moi, pour mon plaisir, pour mes amis, et pour l’Histoire, va savoir. Peut-être qu’il y aura un deuxième et dernier livre, avec des tableaux et des textes ; un peu comme Liberté Egalité Magnégné. Un deuxième témoignage. On verra bien.

     Le mot du jour, de la semaine, des mois suivants et peut-être même des années à venir, c’est waumbushu ; prononcer wa oum’ bou shou. Tous les Mahorais n’ont pas toujours été d’accord sur sa signification mais aujourd’hui il y a un consensus. Ce mot a quelque chose à voir avec oser, entreprendre, s’enhardir ; on l’a traduit par audace, bravoure hardiesse. Waumbushu est un verbe conjugué qui veut dire : (je cite un linguiste local) « ils ont osé, ou provoqué ». On y trouve donc des notions de courage et de décision enfin prise. Presque libératoire. Une audace attendue. Quelque chose comme « Hardi ! On y va ! ». Je suis un peu décontenancé. Je n’aurais pas choisi ce mot là pour une opération de police, fut-elle menée par mille policiers et gendarmes supplémentaires acheminés tout exprès de métropole. Le verbe oser, ou provoquer, le mot audace, évoquent des gens qui lèvent le front, qui se redressent, qui vont enfin s’engager dans une action qui va les affranchir, bref ils vont tenir tête à plus puissant qu’eux. Or ce n’est pas ça du tout ; les Mahorais qui soutiennent waumbushu ne vont pas se battre contre des seigneurs mais contre des gueux. Car l’opération consiste à détruire les bidonvilles qui sont implantés sur les hauteurs de Mamoudzou. Ils sont là depuis un moment ; depuis des années. Depuis que les premières familles de sans papiers ont décidé de construire leur case, souvent avec des tôles de récupération, sur une parcelle inoccupée, sans eau, sans électricité, mais bon, les branchements sauvages ça existe, et tout ça permet d’attendre qu’une opportunité se présente, qu’un récépissé soit délivré, qui permette de travailler, et la case en tôle sera alors abandonnée pour une case en dur, avec compteurs d’eau et d’électricité. Les enfants pouvaient aller à l’école et tout le monde pouvait espérer une vie bien meilleure que celle que les Comores promettaient. Et tout cela a gangréné, s’est étendu comme un cancer, d’autres migrants sont venus, se sont installés sur des parcelles de plus en plus difficiles d’accès, et des enfants ont grandi dans ces taudis, et les petits boulots sont devenus de plus en plus rares et les lois sont devenues de plus en plus restrictives, et l’espoir est peu à peu parti, ne laissant derrière lui que frustration et colère. Chez les migrants comme chez les Mahorais qui ont vu se réduire toutes les commodités que le développement leur promettait. Les services hospitaliers surchargés, les salles de classes trop peu nombreuses, la justice débordée, les logements de plus en plus difficiles à trouver, les forces de l’ordre impuissantes à stopper les actes de vandalisme, de plus en plus sauvage, etc etc. En visite récemment à Mayotte, le ministre de l’intérieur, Monsieur Darmanin, a donc pris la décision de détruire les bidonvilles de Mamoudzou, constructions on ne peut plus illégales, d’expulser manu militari les migrants, presque tous sans papiers, et de les expédier vers leur pays d’origine, c’est-à-dire les Comores. Et la population mahoraise, du moins celle qui hante facebook, applaudit des deux mains. Je vais donc prendre de très sérieuses distances d’avec facebook ; je continuerai à y mettre mes tableaux, au fur et à mesure qu’ils sortent, mais je n’y mettrai plus de textes, ni ne répondrai à aucun commentaire. Ce blog sera mon moyen de correspondre avec ceux qui le veulent bien. Un journal ouvert en quelque sorte ; réservé aux abonnés.

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3 commentaires

  1. CORNELIS

    Je comprends tout à fait ta position et ta vive réaction. Et pourtant toi qui a aimé et qui continue à aimer Mayotte quelle déception…Tu sais mettre en valeur avec ton art les richesses de cette île tropicale. Tant d’injustices et de manque de reconnaissance ont sans doute contribué à ton argumentation.
    Mais il reste toujours des personnes comme moi, qui suivent l’artiste et l’homme avec sa sensibilité, son bon sens. N’arrête pas, continue à nous faire rêver dans un monde en pleine déliquescence. l’art triomphe toujours, même dans les pires situations.
    Courage et détermination sont au programme.

  2. Caroline Consten

    Toute cette réalité est très clairement exprimée (et joliment ! J’aime lire du beau français !!!;)
    Je m’inscris à ce blog pour pouvoir continuer à discuter avec toi cher Marcel.
    Je suis juste triste que cette réalité t’aie été exposée avec la violence que j’ai en effet lue dans des commentaires sur Facebook.

  3. Alex l'ébouriffé

    Alors pour facebook prendre vos distance je ne peux que vous féliciter car les réseaux sociaux rendent fous.
    En ce qui est de votre reconnaissance je vous l’ai dit mille fois vous êtes le meilleur héritage pictural/artistique de Mayotte car même les photos ne rendent pas aussi bien la magie de Mayotte qui se trouvent dans vos tableaux.
    Vous auriez du titrer ce texte « appelez moi Van Gogh » car votre génie triomphera tôt ou tard soyez en sûr!

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